Le Miel de déchetterie
Petite histoire de déchets dont le devenir naturel nous échappe...
À la tâche, elles semblent imperturbables et demeurent paisibles lorsque le verre jeté par les usagers éclate dans la masse grossissante des fracas. Les nombreux tessons vineux et sucrés libèrent de chaudes effluves sous l’effet du soleil et autant de promesses de nectars qui les attirent. Leurs têtes, presque effacées sous leurs yeux brun-bordeaux proéminents, ponctuent des corps irisés de jaune doré et vert bouteille. En voilà quatre, affairées sur le goulot d’un litre de vin rouge partiellement couvert de fils d’arantèle. La toile informe retient des poussières grises et l’aigrette blanche d’un pissenlit voletant vainement à chaque souffle de vent. Sa graine reste ainsi amarrée au substrat lisse et stérile. Les mouches poursuivent sans relâche leur mission de sustentation sans aucune considération pour le design des flacons ou des étiquettes. Leurs plans de vols éthyliques font discrètement partie du décor comme leurs fuselages organiques dont les couleurs se fondent aux reflets changeant des morceaux de verre. Elles sont partout et apportent, dans l’indifférence générale, leurs millimétriques contributions au nettoyage des matières collectées.
Ici, leur timide vrombissement participe un peu de cette techno-nature au centre de la crise environnementale. À force de passages répétés, je vois en ce lieu un écosystème hybride. Des petits rats musqués s’enfoncent jusqu’aux oreilles dans le tout-venant et une chatte s’y est plu à mettre bas. Sans aucun respect pour les règles fixées par l’administration, horaires d’ouverture, consignes de sécurité, toute une faune cohabite, s’approprie et œuvre dans cette déchetterie par-delà nature et culture (Descola, 2005). Comme la chèvre de Francis Ponge (1971 : 173), cette vie animale y est-elle une loque fautive, une harde, un hasard misérable, une adaptation un peu sordide à des contingences elles-mêmes sordides ?
Impossible de me laisser aller à un tel désenchantement. Pourtant, la consternation face au danger d’un monde sauvage dégénérescent semble être le moteur du changement responsable. Ces drôles d’usagers de la déchetterie suscitent chez moi un étonnement béotien ainsi qu’une somme de curiosités passagères un peu plus incisives et, en définitive, la forme ordinaire de mon rapport au monde. Je note simplement que, pour ce qui concerne la vie animale, mon regard manque parfois d’acuité et mon lexique de vocabulaire. Insatisfaite de ne voir que des mouches, je soumets mes photographies un peu floues à un entomologiste pour une identification plus précise. À défaut de pouvoir réaliser l’examen de la disposition des soies et de la structure des genitalia, celui-ci hésite. Ma proposition de départ lui semble pertinente : après examen rapide de mes clichés et du très explicite terme de mouche à merde, j’ai abouti à Lucilia caesar (Calliphoridae). Moins facile à mémoriser mais beaucoup plus joli ! Toutefois pour l’entomologiste, il pourrait tout aussi bien s’agir de Dasyphora cyanella ou Orthellia cornicina (Muscidae). Me voilà un peu plus informée.
Je ne suis pas seule à être intriguée par cette nature mutante. Le gardien de la déchetterie leur a, lui aussi, prêté attention. Il prétend que les abeilles de l’apiculteur voisin fréquentent le lieu. Comme les mouches, elles s’y nourrissent de dépôts de vin, de sirops ou autres liqueurs poisseuses. Mais comment peut-il affirmer qu’il s’agit bien des abeilles de cet apiculteur amateur ? En l’interrogeant, celui-ci pourrait s’offusquer de voir sa parole mise en doute. Le pire, serait que mes questions le fassent douter de ses convictions, qu’elles dégradent ses certitudes en fables naïvement racontées. Quel serait alors mon embarras de l’avoir fait accoucher de cette prise de conscience, de le faire se sentir bête ! Empêtrée dans mes précautions et délicatesses, me barrant seule la route de questions simples et directes, je m’engage sur celle de conjectures et de supputations. Je décide que non, le gardien ne sait pas vraiment s’il s’agit des abeilles de l’apiculteur. Il lui est impossible de les reconnaître. Tout au mieux, aurait-il pu les suivre jusqu’aux ruches, mais il serait bien farfelu de pousser sa réflexion jusqu’à ce type d’expérimentation. À mon tour, sans avoir rien vérifié, je me convaincs que son hypothèse s’est simplement formée un jour dans son esprit. Plaisante, l’idée de ce lien, presque invisible mais tangible entre son lieu de travail et les ruches de l’apiculteur, s’y est installée comme une vérité.
Cette histoire d’abeilles mellifères, trouvant leur énergie pour aller chercher du pollen grâce aux nourritures de la déchetterie, devient fascinante. Des éléments de mon travail d’enquête trouvent place dans la trame de ce récit, la densifient ; L’apiculteur que je connais par ailleurs, m’a confié un jour avoir récupéré une bonne partie des bocaux dans lesquels il conserve le miel de ses abeilles, à la déchetterie. Imaginez donc : des récipients recyclés puis remplis d’un miel produit par des abeilles nourries de restes ! Les affirmations s’enchevêtrent en une fascinante fiction. Je me dis qu’une nouvelle appellation pourrait presque voir le jour, celle de Miel de déchetterie. Dorénavant, c’est avec une circonspection un peu rêveuse que je considère le pot de miel de printemps gentiment offert par l’apiculteur quelques semaines auparavant.
Fanny PACREAU
Pour approfondir :
DESCOLA, Philippe, Par-delà nature et culture, Gallimard, Paris, 2005.
JONAS, Hans, Le principe de responsabilité. Une éthique pour la civilisation technologique, Paris, Editions du cerf, 1990.
LARRERE, Catherine, LARRERE, Raphaël, Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’environnement, 1997, Paris, Editions Flammarion, 2009.
LATOUR, Bruno, Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris, La Découverte, 1999.
LEOPOLD, Aldo, A sand County Almanac, 1949, traduit de l’américain par GIBSON Anna, Almanach d’un Comté des sables, Paris, Flammarion, 2000.
PONGE, Francis, « La Chèvre » in Pièces, 1962, Editions Gallimard, 1971.
RIZZO, Johnna, "En Alsace, les abeilles butinent le sucre des poubelles faute de fleurs" in National Géographic, 14 octobre 2013.
6 réponses
Ghislaine
Quelle chute vertigineuse , en lisant cela ce matin !!!! Je viens de savourer du miel pour le petit déj’….. ça va placer ma journée sous un autre angle de vue !!!
Fanny Pacreau
Pour enfoncer le clou, il est intéressant de suivre le lien de l’article : RIZZO, Johnna, « En Alsace, les abeilles butinent le sucre des poubelles faute de fleurs » in National Géographic, 14 octobre 2013.
Hug
C’est dense, riche et beau… exposer tes réflexions, décrire ce que tu perçois, y donner du sens, inviter le lecteur à saisir le monde à travers ta vision acérée d’anthropologue, à travers ce que tu es…la boucle est bouclée, c’est d’une honnêteté sans faille.
Moi je suis réceptif, j’adhère, j’admire cette démarche.
Hélène Pacaud
Encore un carnet bien écrit et très agréable à lire Fanny ! continue !
J’ai lu le lien alsacien et finalement m&m’s avec son colorant nous a juste permis de visualiser un phénomène dont nous n’avions, pour la plupart d’entre nous, pas connaissance et dont nous sommes une fois encore responsables. Les abeilles s’adaptent à l’environnement et butinent ce qu’elles trouvent, à moins qu’elles aient décidé que ces sucres « tout prêts », qui ont l’avantage au moins de ne pas contenir de pesticide, sont moins menaçants pour la survie de la colonie… je ne mangerai plus le miel de la même façon désormais !
Philippe
Merci Fanny pour cet écrit. Effectivement je ne mangerai plus le miel de la même façon. Sacré abeilles…
Fanny Pacreau
Je ne tiens surtout pas à décourager les consommateurs de miel !