A toute forme utile
Stéphanie aime étendre son linge dehors. Elle goûte, le temps du jour qui l’enveloppe, les tissus humides, lourds et mous dans ses mains, ce petit picotement -parfois- sur ses doigts gercés, le parfum froid et sucré de la lessive, l’étendage et sa chorégraphie de gestes inévitables : se pencher, se redresser encore et encore, la petite résistance de la pince à linge entre son index et son pouce, la tension du fil sous le poids des habits, l’ouvrage unique et coloré de linge aligné. Après la besogne du soleil et du vent, elle reviendra. Leur odeur aura imprimé les vêtements et affadi les effluves de lessive. Grâce à une nouvelle danse mécanique, elle reprendra au fil et aux épingles, des textiles secs, raides et allégés.
La matérialité de l’existence interroge ses sens. Par ces petits moments sciemment provoqués, Stéphanie façonne son ordinaire. Ses récupérations à la déchetterie recèlent des mêmes appétits : surprendre le vif, faire l’expérience de minuscules confrontations sensitives. Là-bas, il est aussi question de matières, de couleurs, d’odeurs, de sensations à ranimer.
Trouver un usage à cette caisse de bois suffit à la disculper de sa mise en déchet. Elle en fera ici, un pondoir pour ses poules et là, un bac pour ses fleurs. Les plantes, justement, sont source d’inspiration comme ce laurier-sauce faisant racine dans une bassine en zinc ou ce thym qui séjourne, plus classiquement, dans une potée en terre cuite. En contrepartie d’une rapide mise au propre, elle réemploie dans leur fonction première pots de conserve, jouets en plastique ou paniers d’osier rejetés mais encore fonctionnels. Tout ici cohabite avec un charme étrange et certain. A la marche lascive d’un petit félin borgne réplique celles de ses sept autres chats de gouttière. Une oie de Guinée cacarde dans une basse-cour à la fois ornementale et traditionnelle ; le foisonnement des êtres et des choses brouille un peu la lecture, mais Stéphanie connaît toutes les cachettes. Tout ici a une place, rarement définitive néanmoins. Prière de ne rien figer, ce serait aller contre la vitalité du vivant.
Stéphanie aime peupler sa maison d’objets ayant vécu et se satisfait qu’un peu de dérangement les accompagne : une manière d’échapper à une certaine standardisation. Éraflés, endommagés, cabossés, les déchets récupérés doivent être réparés ou détournés de leur usage initial pour trouver leur nouvelle place. Sous le contrôle des yeux, les petites mains entrent en action. Elles brossent, récurent, démontent, poncent, réparent, ajustent, adaptent, peignent, réassemblent...
La prise électrique d’une lampe est refaite à neuf, la façade d’un tiroir adaptée au meuble de la salle de bain, les chaises et étagères ripolinées, les valisettes nettoyées et harmonieusement disposées dans la scénographie décorative de sa chambre à coucher. Stéphanie stocke au-dessus d’une armoire l’armature métallique d’un abat-jour, sans trop savoir encore ce qu’elle en fera. En l’absence d’inspiration immédiate, on peut se demander ce qui la motive à soustraire un déchet à sa destinée.
Pour elle, la récupération s’apparente à la recherche des œufs de Pâques. Une surprise l’attend mais elle ne sait ni quoi précisément, ni où exactement. Si elle trouve, c’est que quelque chose l’interpelle. Son plaisir se niche un peu dans ce moment de rédemption, dans ce bref instant où le destin de l’objet bascule. Lorsqu’elle devine son potentiel et envisage le cadeau qu’à terme elle pourra faire, lorsque son attention aux choses et aux gens prend soudainement forme utile, sa sensibilité au particulier, aux scories, au détail, infléchit alors imperceptiblement le monde.
Fanny PACREAU