S'ériger en gardien
Le gardien - J’en ai vu tellement ! Même un lundi matin : un seau de merde humaine vidé carrément devant la grille, tout le travers…
Dans l’aube noire aux lueurs bleutées indécises d’une campagne endormie, le gardien ouvre la grille de la déchetterie. Il reste un instant immobile, scrute l’espace, réticent. C’est l’heure où il est maître du lieu. Pourtant, dans un moment, il va peut-être lui falloir ravauder cette certitude à l’aide de son balai ou d’un seau de sciure. Car ils sont pléthore les récupérateurs en tout genre qui guettent son départ pour s’introduire dans la déchetterie par les enceintes éventrées. Ils profitent des dernières lumières avant le coucher du soleil pour passer au peigne fin les différents casiers. Leur passage est rendu visible par les grillages abîmés, par un sol souillé ou par les dégradations faites à dessein. L’étalement de matières, de peinture, d’huile, de bris de verre, de morceaux de cartons stockés sur la déchetterie appartient à ce langage non verbal. Le travail de force est une chose dont le gardien s’accommode, mais cette guerre des nerfs... Il doit pourtant garder les récupérateurs à distance des heures où il est censé régner sans partage. Tant qu’il canalise l’interaction dans ce temps différé, qu’il efface le jour les méfaits de la veille, il tient sa déchetterie dans un équilibre précaire, mais il la tient. Tacitement, l’accord est là, scellant la conception d’une déchetterie comme un lieu à deux temps, où les horaires d’ouverture marquent la limite, la frontière.
Le gardien a cru une chose et puis son contraire. La grille sans cesse vandalisée, il a fait placer un tourniquet à l’entrée, pensant limiter la casse à défaut de pouvoir limiter les vols. Ça a peut-être fonctionné quelque temps. Et puis tout a recommencé, l’anarchie du décor, les pots renversés, les déchets sens dessus dessous. Pour en finir, il l’a condamné en plaçant devant une énorme pierre avec le godet de son maniscopique. Mais, au fond, il sait bien que rien n’est terminé. Créer un passage, l’interdire, ce n’est pas rien. Ce tourniquet, c’est un ajustement, peut-être aussi un exutoire.
Le gardien – Ils épandent tout. Alors le tas de tout venant, ils vont tout le manger, tout le traîner, tout le tirer pour gratter partout, partout, jusque dans le fond du tas. (…) Je suis là à 7h15 pour ouvrir à 8H30 : préparation de la déchetterie parce qu’à chaque ouverture, le soir vu qu’y a du monde qui vient, y’en a partout à traîner. Faut tout ramasser alors y’a du temps à passer.
En fin de journée, l’ombre du gardien s’étire sur le bitume. Alors qu’il évoque ses difficultés, des formes inégales, plus ou moins sombres, comme des éclaboussures d’encre sur du papier m’apparaissent sur le sol. Nous contemplons ce paysage de salissures balayées, de coulures absorbées, de souillures disparues. À mesure que le soleil décline, le dessin de sa silhouette s’étend. Monumental, il recouvre une myriade de macules. On pourrait les croire disparues. Rêve de victoire.
Le voilà maintenant posté devant une imposante benne jaune Matex. Elle a remplacé son adjoint officieux, un homme issu de la communauté du voyage. Après 10 ans, l’Intercommunalité l’a prié de partir. Le voyageur récupérait déjà dans les décharges du secteur, comme son père avant lui. A l’époque, on laissait faire. Les décharges à ciel ouvert, cavités d’anciennes carrières, se remplissaient moins vite. La benne a ce pouvoir d’évoquer un passé en train de s’abolir. Ce passé, c’est celui de la fréquentation non polémique des lieux de déchets par les gens du voyage, c’est aussi celui de l’identification des uns aux autres. L’alliance des gens et des lieux de marges perdure quelques années après l’ouverture des premières déchetteries. Dans la définition des Installations Classées pour la Protection de l’Environnement auxquelles les déchetteries appartiennent, rien ne cadre ni ne précise ce lien. Simplement, les camps d’accueil, devenus obligatoires et souvent bâtis à proximité, suggèrent un effet chasse gardée, permettant de maintenir sur la déchetterie un semblant d’ordre en tenant à distance la horde des récupérateurs. Il arrive d’ailleurs que le gardien soit un voyageur.
L’ex-adjoint officieux – Généralement les gens du voyage c’est comme ça : on sait qu’il y en a un de la communauté qu’est dans un endroit, après on n’y va plus. Si vraiment c’est un voyageur qui se respecte, parce que nous après c’est beaucoup le respect, normalement ça se passe bien.
Seulement, les prix des métaux flambent, exacerbent la convoitise, attirent de nouvelles populations avec lesquelles les gens du voyage entrent en concurrence. De leur côté, les filières déchets s’organisent et entendent protéger leur matière. C’est le début d’une surenchère dans la dégradation et la fortification du lieu. Certains récupérateurs emportent avec eux des lambeaux de déchetterie : escaliers métalliques, grilles... Autant de gestes confortant la collectivité dans l’idée de sa magnanimité abusée. La benne a ce pouvoir d’évoquer un futur en cours d’élaboration, celui d’un déchet devenu marchandise à protéger dans son coffre blindé.
Fanny Pacreau