Sur la plage
Coquille vide et laisse de mer
D’après que c’est naze mais j’ai toujours aimé la plage. Au cœur de l’après-midi, être dans la foule, une serviette parmi les serviettes, un silence effacé par les cris des enfants, les conversations qui se mêlent et le refrain scandé du vendeur de beignets, chichis, glaces ; sentir la chaleur du soleil m’écraser, devenir sudation, sécrétion d’un fourmillement géant et trépidant.
J’examine le détail de seins nus immobiles, de bedaines opulentes, les nuances de bronzages, les variantes de visages. Je capte des bribes de conversation, les interromps parfois par l’insistance fixe et contemplative de mon regard. Pour dissiper la gêne, je le porte au-delà, vers le scintillement du soleil sur la mer. Il s’y détache en ombres chinoises, d’autres personnages, se baignant, jouant, discutant. J’atteins ensuite la ligne d’horizon, suis le vol d’une mouette, reviens à la terre et considère toute l’esthétique des alignements d’algues échouées sur la plage. Je me dis que j’aimerais être tout à la fois : le sable fin, la chaleur qu’il dégage, cette grosse dame au maillot de bain bleu, le morceau de BN couvert de grains de sable, l’élan ascensionnel d’une puce des sables, la mer tout entière ou son insignifiante portion trimbalée dans le seau de cette petite fille, l’atmosphère saturée d’ambre solaire, les orteils aux ongles vernis écrasant le sable mouillé, le soleil à son zénith et celui qui périclite.
De la prison de mes observations, je me rends bien compte qu’à vouloir être tout à la fois, je ne serai jamais rien vraiment.
Progressivement, la plage se libère. Quelques couples se promènent encore au bord de l’eau. Le brouhaha s’est dissipé dans une approximation de silence. Je plonge ma main dans le sable devenu froid, en remonte une poignée que je laisse lentement s’échapper entre mes doigts. Ils retiennent un coquillage ou plutôt une coquille, celle d’un petit escargot de bord de mer, pâle, blanc, fragile et vide, vestige d’une vie dont j’ignore tout. Je pourrais le briser pour sentir s’enfoncer contre ma peau de petits éclats aux arêtes vives, mais je n’en fais rien si ce n’est le contempler à son tour. C’est toujours un peu joli une coquille vide : ce rien enroulé sur lui-même, sorte de néant minuscule. Je le relâche. Il tombe sur le sable. De mon index, je l’y enfonce jusqu’à ce qu’il disparaisse comme on le fait d’un mégot de cigarette.
Mes semblables sont maintenant affairés sur le remblai. Je ne vais pas les rejoindre, plonger dans leur vie grouillante et poursuivre autrement mon voyeurisme de plage. Je reste sur le sable où baigne un vague sentiment d’abandon. Je me retrouve avec ce que la mer et le flot des estivants ont oublié là : papiers, algues momifiées par le soleil, fragments de cordage en provenance, peut-être, de l’un de ces continents de plastique…
A quelques mètres de moi, conquérant, le sac vacances propres arrimé à une armature de poubelle métallique, flotte au vent le ventre vide. Les velléités hygiénistes ont épargné la laisse de mer. Ici, elle n’est pas ratissée le matin avant l’arrivée des premiers touristes. Malgré quelques pollutions visibles, j’imagine que cette frontière éphémère séparant terre et mer, joue son rôle écologique. Cet hiver, pendant les tempêtes, l’océan l’a portée bien plus loin qu’à son habitude et a mordu profondément la dune, mutilant son pied. Des piquets de bois et un fil barbelé ont été consciencieusement installés pour marquer ce qu’elle était avant, et interdire aux plagistes d’évoluer là où elle n’est plus.
L’artificiel trait de côte survivra-t-il au prochain hiver ? Ou sera-t-il à son tour emporté, disloqué, pour finalement échouer quelque part sur une grève en petits morceaux épars de bois flottés et de métal rouillé ?
Fanny PACREAU
Pour approfondir :
Corps de femmes, regards d'hommes. Sociologie des seins nus sur la plage, Jean-Claude KAUFMANN, Pocket, 2010.
Sur la plage, Jean Didier URBAIN, Petite bibliothèque Payot, 1994.
Baptiste MONSAINGEON, Oceans of plastic heterogeneous narrations of an ongoing disaster.
Une réponse
Eifffix
Merci pour ce texte ! Un après midi à la plage…quelques lignes et me voilà transporté sur ma plage « préférée » où je retrouve presque exactement ce que tu décris…mais pas tout heureusement d’ailleurs…Je me laisse emporter par ton style qui a bien changé depuis le CM2 😉 La plage vue sous cet angle, entre beauté et laideur, mi-rassurant mi-dérangeant…La plage en temoin de la mer et des hommes évidement… Quel plaisir de lire ce carnet N°1 ! Vivement le prochain !